"Ami, tu ne peux te risquer de toi-même à pénétrer dans l'abîme de Dieu. Tu n'y peux pas songer... Car ce que tu as entrevu de cet abîme dans ta marche au désert ne peut te donner qu'une faible idée de sa profondeur. S'il est si profond, c'est que c'est l'abîme de l'Autre... Tu peux comprendre un de tes semblables, mais l'Autre, l'Autre ?..."

C'est le grand mystère de notre vie, le seul problème qui se pose dans notre recherche de Dieu. Est-il possible de l'entrevoir, de le saisir, de l'aimer ? Si je répète que c'est l'autre... toujours autre chose que je puis en concevoir, en percevoir, la mort ne m'apportera rien de plus ; car après tout Dieu est tout autre que mon âme. [...]

C'est vrai, Dieu est l'autre, mais pas tellement autre que je ne lui sois en quelque manière semblable. Cela, je le crois, mais cette ressemblance, où peut-elle me conduire ? Je saisis Dieu par cette ressemblance de lui-même qu'il a mise en moi. Et dans cette image je le saisis, et le saisissant je pénètre en lui. Je ne le puis de moi-même, mais en s'appuyant sur cette ressemblance essentielle, Dieu peut se montrer à moi et c'est ainsi que l'abîme de l'Autre m'est ouvert et que ses profondeurs peuvent me devenir familières.

Ami très cher, l'abîme est ouvert devant toi et tu ne le sais pas. Comment pourrais-tu le savoir ? Tu regardes et tu ne vois rien, car l'abîme ne peut t'apparaître dans sa profondeur que si Dieu s'y montre. Autrement ce n'est que le grand vide, le vide divin qui est l'envers de Dieu. Plus de nom pour le dire, plus de souvenir pour le rappeler... Il n'est plus dans la bise matinale ni dans la douceur du soir, il n'est plus dans la joie, ni dans la paix de l'âme. Il est ... il n'est ni ceci ni cela, ni ici ni là... Il est...

Quand je dis qu'il Est, qu'il Est ainsi... tu ne peux dire de toi-même que tu n'es pas... Et c'est là le grand mystère : la distance est incommensurable entre les deux... C'est toute la profondeur de l'abîme.

Si tu ne peux rien voir dans cet abîme, ce n'est pas qu'il soit vide. Tu peux l'appeler "vide", le grand vide. Mais ce n'est pas parce que ce vide est la plénitude de l'être. Quand Dieu te prendra par la main et t'introduira dans ce vide, dans ce rien du tout, tu comprendras que ce qui te le fait paraître vide, c'est sa plénitude sans limite.

Oublie les douceurs d'autrefois, oublie les lumières. Laisse là le goût divin des choses. Rince ta bouche pour enlever les restes des goûts de jadis... Purifie tes yeux en regardant l'abîme... Oublie les mots qui te viennent sur la langue... Aucun mot ne peut dire ce que recèle l'abîme... Laisse le silence qui monte de cet abîme vider tes oreilles des paroles entendues autrefois. Dieu n'a plus rien à dire, il n'a plus de mots pour le dire. Son verbe lui-même n'a pas de mot hors lui-même pour lui dire Dieu. Il t'a parlé, tu l'as suivi. Mais maintenant, il te demande de te taire et de le suivre...

En passant devant ta demeure d'autrefois, ne t'arrête pas... Dieu n'y est plus... Tu voudrais entrer pour t'y reposer... Ne le fais pas, ce serait te reposer en toi, non Lui. Marche... Et quand tu auras dépassé toute terre connue, quand la terre ne sera plus terre, tu entreras dans ces régions qui sont Dieu lui-même, alors commencera la grande épreuve.

Tu seras l'abîme divin, incapable de saisir en ton être l'immensité du sien. Tu auras beau te hausser, Dieu sera toujours plus haut... Et, pourtant, porté par Lui, tu seras en Lui... Il t'attirera dans le mystère de son unité. Tes os craqueront, ton esprit sera réduit à ce silence qui est à l'approche ultime de l'unité... L'unité divine sera encore au-delà de ton atteinte, au-delà de l'instant le plus simple que tu puisses saisir, dans l'instant de l'instant qui est l'absence même de l'instant.

Il en sera de même en présence de son immensité, de sa puissance, de son amour, comme je te l'expliquerai. Tout en Dieu est abîme et prodigieuse immensité. Dans ces nouveaux déserts, tu seras vraiment sans force et sans paroles. Tout te semblera au-dessus de tes forces, au-dessus de ta prise. Ta force d'hier ira mourir dans le mystère de Dieu.

 

"L'abîme", Les déserts de Dieu, chapitre 52, Lessius, 2015, pp. 185-187